Diane Arbus, influences et réseaux d’une photographe en marge
Les Racines Littéraires d’un Regard Singulier
La formation du regard photographique de Diane Arbus trouve une source essentielle dans sa passion pour la littérature, et particulièrement dans les écrits de Joseph Mitchell, figure emblématique du New Yorker. En novembre 1960, Arbus, alors en pleine transition vers sa carrière de photographe indépendante, prend l’initiative de téléphoner à l’écrivain dont elle dévore les récits. Cette première conversation durera deux heures, inaugurant une relation intellectuelle déterminante.
Mitchell était célèbre pour ses portraits littéraires d’individus hors-normes de New York, notamment dans McSorley’s Wonderful Saloon, où il dressait avec humanité les portraits de proscrits, de gitans, de monstres de foire et de marginaux de toutes sortes. Son sujet le plus emblématique, Joe Gould, cet écrivain excentrique immortalisé dans “Joe Gould’s Secret”, incarnait parfaitement cette fascination pour les figures en marge de la société que Mitchell et Arbus partageaient.
Cependant, l’influence de Mitchell sur Arbus ne fut pas celle d’un simple encouragement. Au contraire, l’écrivain la mit en garde contre la tentation de la romantisation. “Je lui ai dit de ne pas romantiser les freaks, que les freaks pouvaient être aussi ennuyeux et ordinaires que les personnes dites ‘normales’”, raconta-t-il plus tard. Ce qui l’intéressait chez Olga, la femme à barbe qu’il avait rencontrée, c’était qu’elle aspirait à être sténographe et cultivait des géraniums sur son rebord de fenêtre. Cette leçon fut capitale : chercher l’humanité ordinaire derrière l’extraordinaire apparent.
Les échanges téléphoniques réguliers entre Mitchell et Arbus, durant souvent plus d’une heure, abordaient Franz Kafka, James Joyce, Walker Evans et les contes de Grimm. Mitchell lui ouvrit concrètement les portes du monde des marginaux, l’accompagnant vers ces sujets qui deviendraient sa signature photographique. C’est par lui qu’elle photographiera Lady Olga et d’autres personnages d’un univers jusqu’alors opaque.
Une autre influence littéraire marque profondément la réflexion d’Arbus : The English Eccentrics d’Edith Sitwell, publié en 1933. Dans cet ouvrage fascinant, la poétesse britannique dressait avec humour et sympathie le portrait de seize excentriques anglais, développant l’idée que l’étude de personnes “bizarres” ou grotesques pouvait constituer une forme de remède à la mélancolie. Cette théorie intrigua suffisamment Arbus pour qu’elle en discute avec Mitchell, lui demandant s’il y croyait – ce qui fit rire l’écrivain. Pourtant, cette idée d’une vertu thérapeutique dans la contemplation de l’altérité résonnait étrangement avec la propre quête d’Arbus, elle qui, née dans l’opulence, se plaignait de n’avoir jamais connu l’adversité et cherchait désespérément à ressentir la vie à travers ses sujets.
Ces conversations sur les excentriques, le grotesque et l’humanité révélèrent aussi les préoccupations profondes d’Arbus. Elle interrogeait régulièrement Mitchell sur le suicide, s’intéressait aux morts de Marilyn Monroe en 1962 et d’Ernest Hemingway en 1961. Ces questions prémonitoires révélaient une fragilité qui culminera tragiquement en 1971.
L’Immersion dans la Scène Artistique New-Yorkaise
Parallèlement à ces influences littéraires, Diane Arbus entreprit au début des années 1950 une étude délibérée de l’art du portrait en peinture. En 1951, accompagnée de Robert Bellamy, marchand d’art qui deviendra une figure importante du Pop art, elle découvre la scène picturale new-yorkaise en pleine effervescence. Bellamy lui fait rencontrer les peintres Jane Wilson, Grace Hartigan, ainsi que Richard Stankiewicz et Larry Rivers, qui naviguaient entre peinture et sculpture.
Cette immersion n’était pas fortuite. Arbus décida méthodiquement d’étudier la peinture des portraits de Goya à Picasso, cherchant à comprendre comment ces maîtres représentaient leurs sujets et comment elle pourrait transposer ces leçons dans son travail photographique. De Goya, elle put retenir l’art de révéler la vérité psychologique derrière les apparences sociales ; de Picasso, la déconstruction des perspectives et la multiplicité des regards.
Grace Hartigan incarnait alors la nouvelle vague de l’expressionnisme abstrait new-yorkais. Membre éminente de l’École de New York aux côtés de Jackson Pollock, Larry Rivers, Helen Frankenthaler et Willem de Kooning, Hartigan était une femme artiste qui avait dû se battre pour sa reconnaissance dans un milieu dominé par les hommes. Son parcours ne pouvait qu’interpeller Arbus, elle-même en quête d’émancipation artistique.
L’exposition d’Arbus à la scène artistique se poursuivit tout au long des années 1960. En 1964, elle se rend régulièrement à la Green Gallery de Richard Bellamy, devenue l’un des centres névralgiques du Pop art émergent. Les œuvres de Jim Dine, James Rosenquist, Lucas Samaras et George Segal – particulièrement les sculptures en plâtre représentant des visages – suscitèrent chez elle des “sentiments de terreur” et peuplèrent ses cauchemars. Cette réaction viscérale témoigne de sa sensibilité exacerbée aux représentations du corps humain et aux frontières entre le réel et l’artificiel.
Dans la seconde moitié des années 1960, Arbus devint une présence incontournable des manifestations culturelles et artistiques new-yorkaises : les événements du Judson Memorial Church, les expositions de Pop art d’Ethel Scull, les défilés du styliste Tiger Morse. Elle fréquentait le gratin de l’avant-garde artistique new-yorkaise, créant un réseau qui nourrissait autant son œuvre que sa compréhension des mutations culturelles en cours.
Les Relations Ambivalentes avec les Photographes de Mode
La relation de Diane Arbus au monde de la photographie de mode fut complexe et contradictoire. Issue elle-même de ce milieu qu’elle finit par détester, elle entretenait avec ses confrères des rapports oscillant entre admiration, rivalité et collaboration.
Richard Avedon : L’Amitié Créative
La relation la plus profonde et la plus positive fut sans conteste celle qu’elle noua avec Richard Avedon. Les deux photographes partageaient de nombreux points communs : âge similaire, origine dans des familles juives aisées possédant des grands magasins sur la Cinquième Avenue, et un style photographique privilégiant les portraits frontaux détaillés. Mais au-delà de ces similarités, c’est une véritable amitié qui se développa.
“Diane et moi étions si proches que nous nous racontions nos rêves”, confiera Avedon, tandis qu’Arbus disait de lui : “Dick fait tout avec grâce”. Cette proximité était authentique. En 1962, Arbus cherchait à mieux comprendre le travail d’Avedon, admirant sa capacité à naviguer entre genres photographiques : de la mode glamour aux catacombes de Rome, des mannequins longilignes comme Veruschka et Twiggy aux résidents d’hôpitaux psychiatriques. Cette versatilité fascinait Arbus, qui y voyait la possibilité de transcender les catégories.
Leur amitié était suffisamment solide pour qu’ils échangent leurs photographies. Lorsqu’Avedon acheta le premier portfolio d’Arbus, elle y ajouta une impression supplémentaire, geste témoignant de leur complicité. En 1969, alors qu’Arbus traversait des difficultés financières, Avedon la soutint activement pour obtenir des postes rémunérateurs, jusqu’à lui faire proposer le poste de directrice de la photographie pour le film Catch-22 de Mike Nichols – qu’elle déclina finalement, ne se sentant pas capable d’assumer cette fonction.
Toutefois, cette amitié comportait une zone d’ombre. Marvin Israel, l’amant d’Arbus et ami proche d’Avedon, avait tendance à mettre en avant le travail d’Arbus comme celui de “la vraie artiste” face à Avedon, alimentant les insécurités de ce dernier quant à sa reconnaissance artistique. Avedon, malgré son immense succès commercial, souffrait de ne pas être pleinement accepté par le monde de l’art, qui le considérait avant tout comme un photographe de mode et de célébrités. Cette dynamique triangulaire créait une tension sous-jacente, même si l’amitié entre Arbus et Avedon résista.
Irving Penn : La Rivalité Indirecte
Avec Irving Penn, la situation était différente. Aucune relation directe n’est documentée entre les deux photographes, mais Penn incarna néanmoins une forme de rivalité indirecte qui affecta la carrière d’Arbus. Dans les années 1950, Penn était devenu la nouvelle “star” du groupe Condé Nast, éclipsant les autres photographes de mode. Pour Alexey Brodovitch, directeur artistique légendaire d’Harper’s Bazaar, c’était désormais Avedon qui était devenu le photographe préféré.
Cette configuration laissait moins de place pour le couple Arbus, qui continuait à recevoir des commandes de Glamour et Vogue, mais voyait son activité diminuer face à ces géants. Penn représentait un style de photographie de mode sophistiqué, minimaliste et élégant – tout ce dont Arbus cherchait justement à s’éloigner. Là où Penn isolait ses sujets dans des coins tendus de fonds marbrés, créant une abstraction formelle qui sublimait les matières et les formes, Arbus aspirait à capturer la vie brute, l’humanité dans toute sa complexité. Penn était le maître du studio ; Arbus serait celle de la rue.
Deborah Turbeville : L’Incident Problématique
Avec Deborah Turbeville, photographe d’une génération légèrement postérieure qui allait révolutionner la photographie de mode dans les années 1970, la relation fut brève et problématique. Au début des années 1960, Turbeville travaillait comme éditrice photo chez Harper’s Bazaar, où elle rencontra Arbus et Avedon. C’est d’ailleurs Avedon qui devint son véritable mentor.
En 1965, un incident mit fin à leur collaboration : une séance photo impliquant Arbus et supervisée par Turbeville aboutit à un litige qui coûta son poste à Turbeville, licenciée de Harper’s Bazaar. Les détails précis de l’incident restent obscurs, mais il témoigne des tensions qui pouvaient surgir dans les collaborations éditoriales et de la personnalité parfois difficile d’Arbus, qui pouvait être intransigeante dans sa vision artistique.
Ironiquement, Turbeville développera plus tard un style – mélancolique, spectral, privilégiant les figures solitaires dans des lieux abandonnés – qui partageait avec celui d’Arbus une certaine affinité pour l’étrangeté et le malaise, tout en se situant dans le champ de la mode qu’Arbus avait fui.
L’Héritage Complexe de ces Influences
Ces influences littéraires, picturales et professionnelles tissèrent ensemble la toile complexe sur laquelle Arbus construisit son œuvre. De Mitchell, elle apprit à chercher l’ordinaire dans l’extraordinaire, à ne pas romantiser ses sujets mais à révéler leur humanité profonde. D’Edith Sitwell, elle retint peut-être cette idée troublante que la contemplation de l’altérité pouvait être une forme de thérapie – questionnement qui résonnait tragiquement avec sa propre quête existentielle.
De la scène artistique new-yorkaise, elle absorba l’audace de l’avant-garde, la légitimité de repousser les frontières, la possibilité pour une femme artiste de s’imposer dans un milieu dominé par les hommes. Des photographes de mode, elle reçut tour à tour le soutien (Avedon), la concurrence qui l’incita à se différencier (Penn), et les frictions inhérentes aux collaborations éditoriales (Turbeville).
Toutes ces influences convergèrent pour forger une artiste unique, qui transforma le regard photographique en révélant ce que personne d’autre n’osait ou ne voulait voir. Arbus créa un espace où la marge devenait centre, où les “freaks” qu’elle photographiait devenaient, selon ses propres mots, des “aristocrates” ayant déjà passé leur épreuve existentielle. En cela, elle réalisa la synthèse singulière entre la compassion narrative de Mitchell, l’audace formelle de l’expressionnisme abstrait, et une sensibilité photographique qui transcendait les codes de la mode pour atteindre quelque chose de plus profond et de plus troublant : la vérité nue de l’être humain dans toute sa vulnérabilité.