Fluxus : Chronique d’une Avant-Garde en Mouvement
Le nom apparaît en 1961 sur une feuille de papier dans l’appartement new-yorkais de George Maciunas. “Fluxus”, du latin flux, écoulement. Un mot qui résume un programme : refuser toute fixation, privilégier le processus sur l’objet, le mouvement sur la stabilité. Ce qui commence comme une idée dans la tête d’un organisateur obsessionnel va devenir l’un des mouvements artistiques les plus radicaux du XXe siècle.
La Constellation des Origines
À la fin des années 1950, plusieurs foyers d’expérimentation artistique émergent simultanément en Europe et aux États-Unis. À New York, les cours de composition de John Cage à la New School for Social Research attirent des personnalités qui marqueront l’histoire de l’art : George Brecht, Al Hansen, Dick Higgins, Allan Kaprow. Cage y enseigne une approche révolutionnaire de la création : l’importance du hasard, la légitimité du silence, l’attention aux sons quotidiens.
Cage lui-même hérite de Marcel Duchamp l’idée que l’art peut naître d’un simple choix plutôt que d’une fabrication. Son “4’33”, créé en 1952, où le pianiste reste silencieux pendant quatre minutes et trente-trois secondes, pousse le principe duchampien à son extrême logique. Ce n’est plus l’objet trouvé qui devient art, mais le temps lui-même, rempli par les sons ambiants.
En Europe, d’autres artistes explorent des territoires similaires. Nam June Paik expérimente à Cologne avec la musique électronique. Wolf Vostell intègre la télévision dans ses performances en Allemagne. En France, le groupe Lettriste puis les Situationnistes développent une critique radicale de la société du spectacle. Ces courants ne se connaissent pas encore mais partagent une même volonté : rompre avec l’expressionnisme abstrait et son culte de la subjectivité héroïque.
George Maciunas, architecte de formation, fréquente ces milieux sans être lui-même artiste au sens traditionnel. Né en 1931 à Kaunas en Lituanie, émigré aux États-Unis en 1948, il se définit plutôt comme designer, organisateur, théoricien. Son obsession : créer des structures pour permettre aux autres de créer. En 1961, il travaille sur un magazine qui s’appellerait “Fluxus” et présenterait ces nouvelles formes d’art.
Wiesbaden, Acte Fondateur
Le magazine ne verra jamais le jour sous cette forme, mais le nom reste. En 1962, Maciunas se trouve en Allemagne pour des raisons professionnelles. Il décide d’y organiser une série de concerts présentant les artistes qu’il a rencontrés. Du 1er au 23 septembre 1962, le Festum Fluxorum Fluxus se tient au Städtisches Museum de Wiesbaden.
Le programme mélange musique, poésie, actions. Nam June Paik détruit un piano avec une hache. Ben Patterson verse de l’eau dans des récipients. Dick Higgins lit des textes en actionnant des objets divers. Le public, dérouté, réagit parfois violemment. Des spectateurs quittent la salle en claquant les portes. D’autres protestent bruyamment. La presse locale parle de scandale.
Pour Maciunas, c’est exactement la réaction souhaitée. Fluxus ne cherche pas à plaire mais à provoquer une remise en question. L’art ne doit plus être une expérience contemplative mais un événement qui dérange, interroge, amuse. Les festivals de Wiesbaden se poursuivent à Copenhague, Paris, Düsseldorf, Londres. Maciunas voyage avec ses artistes, organise, coordonne, finance parfois de sa poche.
La définition du mouvement reste volontairement floue. Maciunas produit des manifestes contradictoires. Dans l’un, il présente Fluxus comme l’aboutissement de toute l’avant-garde historique. Dans un autre, il affirme que Fluxus n’est rien, qu’il faut purger le monde de l’art mort. Cette ambiguïté est stratégique. Elle permet à des artistes très différents de se reconnaître dans le label.
L’Archipel International
Fluxus n’a jamais été un groupe homogène avec des règles strictes. C’est plutôt un réseau, une constellation d’individualités qui partagent certaines valeurs. La géographie du mouvement reflète cette structure décentralisée. Des noyaux actifs apparaissent simultanément à New York, Tokyo, Paris, Amsterdam, Prague.
Au Japon, Shigeko Kubota, Takako Saito, Mieko Shiomi développent une version de Fluxus influencée par le zen et la culture japonaise. Leurs Events intègrent la cérémonie du thé, la calligraphie, la méditation. Cette branche asiatique intéresse particulièrement Maciunas qui voit dans la pensée orientale une alternative à l’ego occidental.
En France, Ben Vautier incarne Fluxus avec un style personnel très affirmé. Ses “écritures” couvrent des objets, des murs, son propre corps. “Tout est art” devient son slogan. Il ouvre à Nice un magasin qui est aussi une galerie, un lieu de vie, une œuvre permanente. Robert Filliou, autre figure française, développe le concept d‘“économie poétique”, proposant d’échanger des biens contre des idées ou des actions.
En Allemagne, Joseph Beuys participe aux festivals Fluxus avant de prendre ses distances. Son approche mystique et chamanique du rôle de l’artiste s’éloigne progressivement de l’esprit ludique et démystificateur de Maciunas. Cette divergence illustre une tension permanente au sein de Fluxus : certains veulent désacraliser l’art, d’autres lui donnent une nouvelle dimension spirituelle.
Yoko Ono, installée à New York depuis 1953, organise des concerts dans son loft avant même la naissance officielle de Fluxus. Ses “instruction pieces” proposent des actions mentales : “Dessinez un cercle dans l’air. Placez-vous au centre.” Ces partitions conceptuelles influencent profondément le mouvement. Sa performance “Cut Piece” en 1964, où elle reste immobile pendant que le public découpe ses vêtements, deviendra iconique.
Les Formes de l’Insaisissable
Les Events constituent la forme d’expression privilégiée. George Brecht crée des “event scores”, partitions minimalistes notées sur des cartes. “Piano Piece, 1962” indique simplement : “A vase of flowers on(to) a piano.” N’importe qui peut réaliser l’action. Il n’y a pas d’interprétation correcte. L’œuvre existe dans sa réalisation multiple, toujours différente.
Cette démocratisation radicale s’oppose frontalement au marché de l’art. Comment vendre une carte imprimée à des centaines d’exemplaires ? Comment créer de la rareté avec des instructions reproductibles à l’infini ? Maciunas voit là une victoire : Fluxus échappe au système commercial.
Les Fluxkits matérialisent cette philosophie. Ces boîtes contiennent des objets trouvés, des jeux, des partitions, des petites machines. Ben Vautier produit une “Fluxmedicine” : une boîte d’aspirine avec des instructions absurdes. Ay-O crée un “Finger Box” percé de trous où l’on glisse les doigts sans voir ce qu’on touche. Ces multiples sont vendus par correspondance à des prix modiques.
Le film devient aussi un terrain d’exploration. Nam June Paik utilise des aimants pour déformer les images télévisées. Yoko Ono filme pendant cinq minutes les fesses nues de 365 personnes différentes. Ces œuvres ne cherchent ni la narration ni le spectaculaire. Elles questionnent le médium lui-même.
La musique occupe une place particulière. Les concerts Fluxus défient toute définition conventionnelle. Philip Corner organise “Piano Activities” où plusieurs personnes démontent et détruisent un piano. La Monte Young compose des pièces aux instructions impossibles : “Turn a butterfly loose in the performance area.” Cette impossibilité fait partie de l’œuvre.
New York, Tentative de Centralisation
En 1963, Maciunas rentre aux États-Unis et tente de structurer Fluxus. Il loue un local à Canal Street dans SoHo, quartier industriel alors peu prisé. La galerie AG Gallery ouvre en mars. Le lieu sert simultanément d’espace d’exposition, de bureau, d’atelier d’édition, de logement pour Maciunas.
L’ambition est utopique : créer une coopérative d’artistes autogérée, échappant aux galeries commerciales. Maciunas établit des règles strictes. Les participants doivent contribuer financièrement. Les œuvres sont vendues à prix coûtant. Les bénéfices éventuels sont réinvestis dans le collectif.
Le système fonctionne mal. Peu d’artistes acceptent les contraintes. Certains, comme La Monte Young, refusent que leurs partitions soient vendues dans les Fluxkits. D’autres trouvent Maciunas trop autoritaire. Dick Higgins fonde sa propre maison d’édition, Something Else Press, et prend ses distances.
La tension entre l’idéal collectiviste de Maciunas et l’individualisme des artistes ne se résout jamais. Maciunas rêve d’une communauté fusionnelle. Les artistes veulent leur liberté. Cette contradiction traverse toute l’histoire de Fluxus.
En 1964, les “Fluxus Street Events” marquent l’apogée de la période new-yorkaise. Des performances ont lieu dans l’espace public. Maciunas organise un “Flux-Divorce” symbolique, un “Flux-Marriage”, un “Flux-Funeral”. Ces cérémonies parodiques transforment les rituels sociaux en jeu absurde.
Déclin et Dispersion
À partir de 1965, le mouvement entre dans une phase difficile. Les tensions internes s’accumulent. Maciunas attaque publiquement certains artistes qu’il accuse de compromission avec le système. Nam June Paik, exposé par la galerie Bonino, est déclaré “excommunié”. Joseph Beuys, dont le mysticisme déplaît à Maciunas, reçoit le même traitement.
Le sectarisme de Maciunas isole progressivement Fluxus. Le Pop Art, plus médiatique, plus sexy, attire l’attention. Warhol devient une star. Les galeries new-yorkaises s’intéressent au minimalisme. Fluxus semble déjà appartenir au passé.
Sur le plan personnel, Maciunas traverse des moments chaotiques. Ses finances sont catastrophiques. Il survit avec des petits boulots de graphiste. En 1967, il est hospitalisé pour un cancer du pancréas. Il survit mais sa santé reste fragile.
Paradoxalement, cette période voit l’expansion internationale de l’esprit Fluxus. Au Japon, en Europe de l’Est, en Amérique latine, des artistes se reconnaissent dans la démarche sans avoir jamais rencontré Maciunas. Milan Knížák à Prague organise des “Aktual” qui ressemblent aux Events. Les néo-concrétistes brésiliens partagent le même désir de participation du public.
Dans les années 1970, Maciunas investit ses dernières énergies dans un projet urbaniste. Il achète des immeubles délabrés à SoHo et les transforme en coopératives d’artistes. Cette utopie immobilière consomme son temps et son argent. Les autres activités Fluxus ralentissent.
L’Héritage d’un Flux
George Maciunas meurt en 1978 d’un cancer, à 47 ans. Avec lui disparaît le principal organisateur du mouvement. Fluxus n’a jamais eu de fin officielle. Il s’est progressivement dissous, comme son nom le suggérait.
Pourtant, l’influence se révèle considérable. L’art conceptuel des années 1970 doit beaucoup aux partitions et Events. L’art performance, aujourd’hui dominant dans les biennales, prolonge les actions Fluxus. L’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud reformule dans les années 1990 des idées déjà présentes chez Filliou ou Brecht.
Plus largement, Fluxus a légitimé l’idée que l’art peut être modeste, éphémère, gratuit. Que le geste importe plus que l’objet. Que tout le monde peut créer. Ces principes ont irrigué l’art contemporain bien au-delà des participants historiques.
Les Event scores de George Brecht continuent d’être réalisés. Les Fluxkits atteignent aujourd’hui des prix élevés dans les ventes aux enchères, ironie ultime pour un mouvement qui refusait la marchandisation. Les grandes institutions organisent des rétrospectives. Le MoMA à New York, la Tate à Londres, le Centre Pompidou à Paris ont consacré des expositions majeures à Fluxus.
Cette récupération institutionnelle aurait horrifié Maciunas. Voir ses multiples bon marché devenir des objets de spéculation, ses Events rejouer dans des musées, son utopie anti-commerciale transformée en label historique. Mais cette contradiction était peut-être inscrite dès l’origine. On ne peut simultanément refuser le monde de l’art et y inscrire son nom. Fluxus a tenté l’impossible : exister et disparaître, créer et détruire, organiser le chaos.
Le mouvement reste aujourd’hui un point de référence pour tous ceux qui cherchent des alternatives au système dominant de l’art. Non comme un modèle à reproduire, mais comme la preuve qu’autre chose fut possible, même brièvement. Un flux qui a traversé les années 1960, emporté des artistes dans son courant, puis s’est évaporé, laissant des traces que l’histoire continue de déchiffrer.